La France et le Gouverneur (REACTUALISE)

Il fut un temps où tout paraissait simple aux Comoriens. Les méchants, d’un côté. Les bons, de l’autre. Le monde se résumait en deux couleurs bien distinctes, la blanche et la noire. Il y avait la couleur du colon, il y avait celle de l’oppressé, et personne ne pouvait ou ne voulait se tromper. Disons que les rôles étaient campés à la perfection par les deux principaux protagonistes. Les méchants jouaient aux prédateurs, les bons aux victimes. Avec un bémol cependant…

De temps à autre, s’ouvrait une voie de la dissidence, qui ne souffrait pas d’indifférence, certes, mais qui ne perdurait que de façon intermittente dans le paysage. Ceux qui s’y engouffraient ne savaient pas toujours raison garder. Ils étaient incapables notamment de voir la poutre danser dedans leurs yeux, tellement ils étaient concentrés sur la seule chose dont ils étaient à peu près sûrs sur cette terre. Le mal absolu s’incarnait chez l’adversaire, venu du lointain, pour s’improviser voisin de toujours. Nous avions l’Etat français d’un côté, les Comores de l’autre. Et il n’y avait aucun risque de confusion.

Puis il y eut l’émergence d’une scène politique nationale, tellement bouffée par son égo, qu’elle finit par oublier l’humanité la portant aux nues. De cette époque date des vagues de compromission, jamais imaginées auparavant, servant à démanteler le territoire, depuis Paris. Fini le temps où l’on célébrait Masimu, na Mtsala et Patiara. Fini le temps où l’on discourait sur Abdou Bkcari Boina, le Molinaco et le Pasoco. Fini le temps où l’on craignait l’audace du mongozi révolutionnaire, Ali Soilihi. Fini le temps du msomo wa nyumeni, des tracts sous le manteau. Des Ali w’Adili, Gaya et Mnamdji, défiant une garde prétorienne à eux tous seuls. Bref, fini le temps des dissidences et des résistances…

Entre temps, d’aucuns se seront chargés de sonner le cor de la reddition finale,. Courage, vérité, combat. Que des mots ! Rien que des mots qui n’ont plus eu de sens, en ces années où la realpolitik transforma nos concitoyens en mouton de Panurge. Il ne manquait plus qu’une stèle pour achever le processus de démantèlement. Et sans doute que si cela continuait encore un peu, des funérailles seraient généreusement offertes par un pays ami, qui s’appellerait la France. L’an dernier, nous avons signé un super traité d’amitié, allant dans ce sens, à l’Elysée. Un scénario se poursuivant sans qu’aucun grain de sable ne vienne semer le doute dans les esprits. Sortez chapelets et linceuls, nous dit le muezzin à Moroni, rendez-vous au cimetière. Entre Anjouan et Mayotte, on enterre l’ineffable. Et il n’y aurait donc plus rien à ajouter. A moins de vouloir jouer aux chiens qui aboient pendant que passe la caravane. Combien sont-ils, en effet, à camper ce rôle, sans chercher à saisir le sens d’une action politique située au-delà du simple slogan ?

Il en est parmi eux qui parviennent à perturber le jeu, avec un certain bagout, parfois. Ainsi, du  président Ahmed Abdallah Sambi, qui, en son temps, réussit à bloquer les refoulements de Comoriens depuis Mayotte, au nom du droit international. Cela ne dura pas, hélas. Puisqu’en trois semaines, un petit ambassadeur français lui fit entendre raison à coup de grimaces et de mise en demeure. Un désastre à vous plomber toute une opinion en émoi pour les cent prochaines années. Mais ne voilà-t-il pas qu’émerge de ce bourbier sans nom une éclaircie, au moment où l’on s’y attend le moins. A quelques jours, en effet, de l’arrivée aux Comores d’un président français, François Hollande, dont les intentions belliqueuses de contrôle de la zone océan indien sont affichées de façon scandaleuse, avec l’assentiment des chefs d’Etat et de gouvernement de la Commission de l’Océan indien (Seychelles, Madagascar, Maurice, Réunion et Comores réunis), il s’exprime une conscience en éveil. Celle du gouverneur de l’île autonome d’Anjouan, M. Anissi Chamsiddine.

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Il y a longtemps qu’un tel phénomène ne s’était produit en dos îles. Bien agité dans sa toge, Monsieur le gouverneur Anissi, s’écarte de la ligne officielle, nomme les morts du Visa Balladur, accuse l’adversaire de génocide qui-ne-dit-poing-son-nom, se refuse à la déportation de la population comorienne depuis Mayotte. C’était le 29 juillet dernier, à l’occasion de la fête de l’Aïd El Fitri, jour symbolique s’il en est. Et il aurait pu s’arrêter là, le bon bougre. Il n’en faut pas plus pour créer un antécédent sans retour avec le voisinage, bien que l’on doive toujours se méfier, dans la mesure où Sambi nous a déjà servi un petit feu de paille, en la matière. Il semble que Monsieur le gouverneur avance pour sa part une voie de sortie pour tous. Il propose d’armer les kwasa incriminés par la police française des frontières, présente aux quatre coins de l’archipel, rappelons-le, avec des bouées de sauvetage. Mieux ! Il réfléchirait à une loi, permettant de coller une amende¹ à chaque compagnie de voyage, transportant un sans-papier prétendu sur le sol comorien. Autrement dit, les mots du gouverneur vont se traduire par un arrêté. Une jurisprudence…

Ce qui pourrait être considéré par la Cour pénale internationale comme étant un exercice condamnable de déportation de population par la France sur un territoire étranger (encore faut-il que l’Etat comorien se constitue en accusation auprès de cette cour), va devoir s’arrêter, à Anjouan, du moins. Fini les hordes de refoulés tenues en laisse sur la terre de leurs aïeux, ou alors, il faudrait que la France, de Mayotte, envoie ses faux clandestins dans des pays tiers, des pays voisins, admettant l’inacceptable. Et en attendant la dite loi, le gouverneur s’engage (sans démagogie, nous l’espérons) à fournir les bouées et les conseils de sécurité pour toutes personnes organisant un voyage entre Anjouan et Mayotte. Une manière de signaler aux médias que l’Etat et les citoyens comoriens ne peuvent être complices – indéfiniment – du non-respect du droit international en ces eaux. Une situation qui les empêche de circuler dans leur propre pays, librement.

Peut-être que tout cela n’est que feu de paille, comme pour Sambi. Peut-être que Monsieur le gouverneur devra se dédire d’ici le 23 août prochain, date d’arrivée prévue pour François Hollande à Moroni. Peut-être même qu’il oubliera le sens de ce qui l’engageait dans son discours du 29 juillet. Mais nous sommes en droit de reconnaître là un exercice de dissidence politique comorienne inespéré, qui demande à ce que la société civile, dans son ensemble, française et comorienne, s’engage à mettre la pression pour que cette voie de sortie soit suivie d’effets. Par dissidence, il faudrait entendre cette capacité du gouverneur à sortir des discours ronron, tenus par les élites françaises et comoriennes, dirigeantes ou pas, sur la question. En agissant de la sorte, le gouverneur donne surtout à voir un autre visage du gotha politique national. Il faudrait donc le prendre au mot ! Et vite s’il vous plaît…

La politique se résumant à un putain de rapport de forces à flux tendu, faisons en sorte que parole dite se réalise. Car le gouverneur, seul, n’y arrivera pas. Et le croire signifierait que nous manquons de lucidité. Or, il n’est pas question (ici) de se contenter d’indignations. Il est question d’agir, avant toute chose. Agir pour mettre fin aux naufrages répétés dans ce cimetière marin que la France entretient, coûteusement, dans les eaux comoriennes, avec des milliers d’innocents qui s’en vont sous l’eau, chaque année, après une longue traque en mer, les transformant en « migrant » et en « clandestin », dans leur propre pays.

Une honte et une tragédie, que Paris, une grande nation, se revendiquant des droits de l’homme, doit cesser, au plus vite, d’orchestrer en nos eaux. Le dialogue souhaité entre nos deux pays ne peut se forger dans le silence des milliers de morts du Visa Balladur, et dans la rage contenue des milliers de refoulés de la PAF. Cette réalité politique nous laisse envisager le pire dans un avenir proche. Mais il nous appartient aussi d’infléchir le cours des choses et de dire non à ce qui n’a pas lieu d’être. La mise en cage de toute une humanité. Il y a un siècle, l’Etat français dégommait des hommes de pouvoir aux Comores et en déportait certains autres, en Nouvelle-Calédonie entre autres destinations. Depuis 1995, avec le Visa Balladur, le même Etat provoque la mort de milliers de personnes en mer, et en déporte des milliers d’autres, dans leur propre pays. Nous n’avons plus besoin de quitter le nid pour subir le fouet ultime.

Soeuf Elbadawi, artiste et auteur.

1. Relu depuis Wongo, le blog. De source digne de foi, et par mesure de sécurité, le gouvernorat de l’île d’Anjouan est en train de plancher sur un projet de loi punissant d’une amende d’un million de francs comoriens (environ 2 000 euros) toute compagnie aérienne ou maritime débarquant un passager démuni d’un document d’identité valable sur le sol anjouanais. En moyenne, Anjouan accueille par an plus de 15.000 personnes, refoulées de Mayotte, sans document d’identité. Cette mesure, si elle venait à se confirmer, apporterait jusqu’à plus de 20 milliards de francs comoriens au gouvernorat de l’île. A titre de comparaison, en France, l’amende peut aller jusqu’à 5000 euros à l’entreprise de transport aérien ou maritime qui débarque sur le territoire français, en provenance d’un autre Etat, un étranger non ressortissant d’un Etat de l’Union européenne et démuni du document de voyage et, le cas échéant, du visa requis par la loi ou l’accord international qui lui est applicable en raison de sa nationalité.

Le projet lui-même serait en phase avec le droit international sur la question de l’intégrité territoriale dans l’archipel. Et l’Etat comorien ne pourrait refuser, sauf à vouloir se rendre complice de la tragédie du mur Balladur, tout en en contredisant, dans les faits, la constitution comorienne. Deux raisons valables dont la société civile peut se saisir pour contraindre Anissi Chamsouddine à aller au bout de son idée.

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